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TRIBUNE. Récit de mes 60 heures de privation de liberté
vendredi 21 avril 2023, par
Aniss, 23 ans, étudiant, livre pour Regards le témoignage de son arrestation arbitraire et de la justice politique qu’il a découverte. Ou quand manifester pour des idées devient un délit.
Samedi 15 avril 2023, à 00h10, alors que je quitte une manifestation spontanée contre la réforme des retraites au niveau du Pont-Neuf, à la recherche d’un Vélib’, je m’aperçois qu’un camion de CRS me suit depuis maintenant quelques mètres, avant que ses occupants ne descendent pour me prendre en chasse. Quelques instants plus tard, me voilà plaqué et menotté au sol par plusieurs agents de police, avant d’être transféré vers le commissariat du 17ème arrondissement. Ce n’est que 60 heures plus tard que je serai libéré. Mes torts ? Certainement être un arabe et avoir manifesté en France.
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Mon récit commence à l’instant où je suis mis dans une voiture de police, et où je prends connaissance pour la première fois des motifs de mon arrestation. Alors que je pense avoir subi une arrestation aléatoire, j’entends un des agents de police annoncer dans sa radio qu’ils viennent d’interpeller le « rebeu » qui aurait mis le feu à une poubelle. Quand j’entends ça, je notifie à l’agent que ce qu’il vient de dire s’apparente à un délit de faciès, ce qui déclenche un fou rire chez les policiers. Aussi, et étant donné que je n’ai mis le feu à aucune poubelle, ni ce jour-là, ni jamais, je pense innocemment que je serai rapidement disculpé, ne serait-ce que par les caméras de surveillance.
Je tiens à préciser qu’au moment où je quitte la manifestation, je suis entouré de passants qui regardent le cortège s’éloigner, de couples et de policiers. Au milieu de tout cela, rien ne peut laisser penser que je faisais partie de la manifestation. Je suis habillé en chemise-cravate – pour la première fois de ma vie – et ma tenue ne dénote pas avec le quartier.
Au commissariat, on me notifie le début de ma garde à vue et les motifs de mon arrestation : participation à un groupement en vue de commettre des violences et des dégradations ; dégradation de bien public par le moyen d’un explosif ou d’un incendie. À ce moment-là, ma seule préoccupation est ma mère avec qui je vis et que j’avais prévenu quelques minutes plus tôt que j’étais sur le chemin du retour. Aussi, pour ne pas l’inquiéter dans un premier temps, je décide de contacter un ami et demande un avocat que l’on m’a conseillé plus tôt. Je suis ensuite conduit en fouille, où je subis la première d’une succession d’étapes dégradantes.
Ma première nuit est assez compliquée. Je suis en cellule collective où il fait très chaud, les lumières sont allumées, on dort sur des matelas très fins, apposées sur des bancs de béton. Pour avoir accès à de l’eau ou aux toilettes, il faut demander à y être accompagné par un agent, et la porte doit rester ouverte. Dans mon cas, je jeûne, et cela n’a eu pour effet que de compliquer ma garde à vue. Au terme de celle-ci, j’aurais perdu trois kilos – moi qui suis déjà bien peu corpulent. Je n’aurais eu le droit en 60h qu’à deux repas, malgré le fait que j’ai signifié que je jeûnais aux policiers et au magistrat.
Le lendemain, après une courte nuit, je m’entretiens avec mon avocat. Il m’explique alors en quoi consiste une garde à vue et me présente la situation ainsi que le déroulé des événements qui vont suivre. Il tient à me rassurer en partie quant à ce que je risque et les choix qui s’offrent à moi : garder le silence, ne pas répondre aux questions, ou faire des déclarations spontanées à l’OPJ.
Quelque temps après, je suis convoqué par l’OPJ, seul, car mon avocat ne peut être présent. L’OPJ me propose alors de raconter le déroulé des faits. Me voilà alors en train de livrer ma version des événements de la veille, depuis le restaurant où j’ai diné avec une amie vers 21h, à mon arrestation. J’insiste sur le fait que je cherchais à ce moment un Vélib’. On parle aussi de mes études ou encore de mon activité de photo-reportage en manifestation. J’en profite alors pour demander si les caméras de surveillance dont on m’avait parlé avaient pu me disculper,et l’OPJ m’annonce alors qu’il n’y en a pas dans la rue en question. Je vis mon premier désenchantement, mais certainement pas le dernier.
À la suite de cela, l’OPJ m’annonce aussi que les policiers ont déclaré dans leur procès-verbal qu’ils attestent m’avoir formellement identifié comme étant l’individu ayant mis le feu à une poubelle. C’est un choc pour moi. On ment. Je n’ai pas vu de poubelle brûler. Les policiers mentent. J’aurais dû ne pas être surpris, mais je le suis. Ces mêmes policiers qui déclaraient la veille que les caméras m’innocenteraient si j’étais innocent, affirment aujourd’hui être certains de leur version.
C’est donc leur parole contre la mienne. Et aujourd’hui encore, à mon sens et surtout à ce moment-là, ma parole, celle d’un rebeu, ne peut pas valoir grand-chose face à celle de policiers. Donc oui, on ment. Les policiers mentent. Après tout, il n’y a pas de caméras, c’est donc facile pour eux de le faire. Me voici vulnérable et à leur merci.
Durant la suite de l’audition, l’OPJ me demande si elle peut avoir accès à mon téléphone, ce que j’accepte car, si j’ai bien conscience que cela représente une violation de mon intimité, il ne peut à mon sens rien y à voir qui puisse m’incriminer. Après une longue fouille de celui-ci, l’OPJ arrive à la même conclusion que moi, il n’y a rien.
Pour finir cette audition, on me demande si j’avoue ou nie les faits qui me sont reprochés. Je nie. On me demande alors si j’ai des choses à transmettre au procureur et, sur conseil de mon avocat, je déclare qu’en raison du jeûne notamment, les conditions de garde à vue sont particulièrement difficiles pour moi. Aussi, et au vu de ce que je viens d’apprendre, j’insiste sur le motif racial de mon arrestation.
Après mon audition, on m’annonce que ma garde à vue sera prolongée de 24 heures. C’est à ce moment que celle-ci prend un tout autre tournant pour moi. Si dans un premier temps mon inquiétude était portée sur ma mère, dorénavant, c’est la peur qui prédomine. La peur de me voir injustement écrasé par un système policier alimenté par un mensonge. Le reste de ma garde à vue est tout autant déshumanisant et dégradant. En somme, celle-ci participe à nous ôter toute dignité et intégrité. Dans mon cas, et aux termes des 60 heures de privation de liberté, je peux dire que je me suis senti tout à fait démuni face au système. Ce qui aide en partie à tenir, ça reste les autres, ceux avec qui tu partages ta cellule.
Dans les 24 heures qui ont suivi mon audition, je me suis vu alterner entre peur, stupéfaction, résignation et dépit. Je crois qu’au-delà d’être accusé à tort, le fait de ne rien savoir est aussi difficile à appréhender. Alors plusieurs pensées me traversent l’esprit. La version des policiers tiendra-t-elle ? N’y a-t-il vraiment aucune caméra ? Une poubelle a-t-elle même brûlé ? Est-ce que je vais finir au tribunal ? Et mon mémoire dans tout ça ? Est-ce que je serais à l’heure à mon travail lundi ? Et ma mère ? Comment est-ce qu’elle vit tout ça ? Tout nous traverse et se mélange sans que cela ne prenne de sens, car au final on ne sait rien, et on ne peut rien savoir.
Je finis par voir mon avocat le dimanche pour une deuxième fois. Il m’annonce que mon dossier à l’air vide, d’autant plus que la première charge n’a pas tant de sens que ça. Mais à ce moment-là, je peux difficilement être rassuré. Et oui, après tout, des policiers m’ont formellement identifié, et je n’ai rien pour prouver le contraire. De surcroît, je suis conscient de la tête que j’ai et de ce que ça peut vouloir dire pour la police et la justice française.
Police partout, justice nulle part
Après ce deuxième entretien, me voilà à attendre que l’OPJ revienne vers moi. Ce sera le cas 24 heures après mon audition et, bonne nouvelle, le magistrat abandonne les charges d’incendies contre moi. Si je me sais innocent, je reste surpris et me dis que je vais donc être libéré. Après tout, si je n’ai pas commis d’incendie et que la première charge reste quelque chose de très nébuleux – qui selon mon avocat devrait pouvoir sauter –, il n’y a donc plus rien de tangible de retenu contre moi. À moi la douche, le lit douillé et les bons plats de ma mère pour le ftour [1]. Il n’en sera rien. Sans que l’OPJ ne comprenne lui non plus pourquoi, le magistrat demande à ce que je sois déféré au tribunal et placé au dépôt dans l’attente d’une audition le lendemain. Après le système policier, me voilà abusé par le système judiciaire.
Deux heures plus tard, épuisé, je suis conduit menottes au poignet vers le tribunal judiciaire. Je suis mis dans une cellule collective où je retrouve plusieurs manifestants arrêtés eux aussi dans la soirée de vendredi. Ce fut, je crois, le moment le plus agréable de mon week-end. On retrace nos parcours, on rigole, je retrouve un peu de détermination et de légèreté. On est ensuite conduit en fouille, avant d’être mis en cellule individuelle où on nous donne un repas, une couverture et un verre d’eau. Enfin ! Cela fait maintenant bien 20h que je n’avais pas bu. Je prends mon temps pour manger, non pas pour savourer, mais pour faire passer le temps, avant de tenter de m’endormir.
« La déléguée du procureur me reproche d’avoir participé à une manifestation, non pas pour des raisons légales, mais morales. Elle continue en me disant que cette réforme des retraites est juste et nécessaire, qu’il faut que je le comprenne, qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’État et que, de toute façon, je n’aurais pour ma part jamais de retraite. »
Le lendemain, on vient me chercher aux alentours de 10h. Je suis conduit dans un box pour m’entretenir avec un avocat – ami du mien qui ne peut être présent. Il m’indique alors qu’il ne comprend pas vraiment pourquoi je suis là, étant donné que le dossier qu’il a pu consulter est vide et que je vais certainement ressortir sans rien. Dans ma tête, je suis rassuré et me dis que je vais vite sortir, libre, sans sanction, et que je vais pouvoir retrouver ma mère, et m’excuser pour ce qu’elle vient de subir. Pour autant, tout ne se passera pas comme cela aurait dû être écrit.
Je dois dire que l’audition avec la déléguée du procureur qui va suivre a été pour moi le moment le plus violent et le plus injuste de tous. Audition qui viendra conclure 60 heures de privation de liberté tout à fait abusives, et encore une fois fondées sur de fausses déclarations d’agents de police. Si je ne devais retenir que quelques termes pour définir ladite audition, ce serait certainement les suivants : violent, abusif, atteinte à mes droits et biaisé. Je m’explique.
Une trentaine de minute après l’entretien avec mon avocat, je suis conduit dans un box où je me retrouve face à une dame, qui s’avère être la déléguée du procureur, et m’attend par la même occasion à retrouver mon avocat qui m’avait certifié qu’il serait à mes côtés comme j’en ai le droit.
Dès le début de l’audition, la déléguée du procureur me reproche d’avoir participé à une manifestation, non pas pour des raisons légales, mais morales. Elle continue en me disant que cette réforme des retraites est juste et nécessaire, qu’il faut que je le comprenne, qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’État et que, de toute façon, je n’aurais pour ma part jamais de retraite. Selon elle, je devrais faire autre chose de ma vie que manifester, comme travailler. Quand elle me demande quelles sont les raisons qui m’amène à manifester, je lui dis innocemment que c’est par solidarité avec nos aînés, et elle enchaîne alors sur des questions sur mes parents, leur travail et leurs revenus. Elle déclare aussi que, dans le cas où les gens n’ont pas les moyens de se séparer, ils n’avaient qu’à rester ensemble. Elle conclut cette leçon de morale en me disant que je dois bien avoir 300€ de bourse et que je ne dois donc pas me plaindre.
Dans un second temps, et alors que j’attends toujours mon avocat, pensant que celui-ci est en chemin, la déléguée du procureur me reproche d’être étudiant en master de Science politique à la Sorbonne et de faire de la recherche, source selon elle de mon embrigadement. Elle m’invite alors à faire de « vraies » études, et de chercher un vrai métier, car un vrai métier c’est quand « on fait pousser des légumes dans la terre ». Plus tard, elle m’invitera à devenir plombier. Dans le même temps, elle s’attache à prendre la défense de Bernard Arnault qui, selon elle, ne devrait pas être taxé car si l’on fait cela on le prive d’un argent qu’il a mérité et il n’y aurait plus personne pour faire travailler les gens.
Enfin, après de multiples reproches sur ma participation à des manifestations, sur la nature de celles-ci, sur les syndicats, les jeunes, mes études, mes parents, etc., la déléguée du procureur finit par me tendre une feuille qu’elle m’enjoint de signer sans m’énoncer les faits qui me sont reprochés.
Mon avocat n’est toujours pas là et je demande à la déléguée ce qu’il en est. Elle me répond alors qu’il n’y en a pas. Surpris, étant donné que je me suis entretenu avec lui moins d’une heure avant, je le lui dis et elle me répond alors qu’« il n’y en a pas besoin ». Je réitère ma demande avec insistance, car je me trouve face à un document que je ne peux comprendre. Sans me répondre, elle exige que je signe le document papier, qui m’oblige à participer à un stage de citoyenneté de 150€, à mes frais.
Dans un premier temps, je refuse de signer et lui pose des questions sur ce document, et si je vais avoir un casier judiciaire. Pour seule réponse, j’obtiens la vague garantie qu’elle me répondra une fois que j’aurais signé. Enfin, quand je lui demande si je peux faire appel de sa décision une fois le document signé, document qui s’avère être un « avertissement pénal probatoire ». Elle me répond que c’est une mauvaise idée et qu’elle me renverrait en correctionnelle si je le faisais. J’apprendrai plus tard qu’il n’est pas possible de faire appel de cette décision.
Une dernière fois, je demande à avoir les conseils de mon avocat, demande à laquelle elle n’accédera jamais.
Dans les minutes qui suivent, je finis par signer le document avec le sentiment de le faire sous la contrainte. Après tout, les 60 heures qui ont précédé cette audition ont très largement participé à me rendre vulnérable face à cette déléguée du procureur qui n’a pas hésité à abuser de sa position. Celle-ci finit d’ailleurs par répondre à mes questions et m’annonce que j’ai dorénavant un casier judiciaire de catégorie B1, et que si je ne me rends pas à mon stage de citoyenneté, elle n’hésitera pas à me renvoyer en correctionnelle là encore. Je tombe des nues. J’apprendrai plus tard qu’elle n’en a pas le pouvoir.
Tout d’abord mon arrestation était abusive – les policiers ayant fait un faux procès-verbal pour m’accuser à tort –, motivée par des critères raciaux, et je suis bien gentil de le formuler de cette façon et de ne pas crier au racisme. Après 60 heures de privation de liberté dans des conditions difficiles, les charges sont finalement abandonnées et, malgré tout cela, me voilà détenteur d’un casier judiciaire du fait que mes opinions politiques ne correspondent pas à celles de la déléguée du procureur. Plus tard, j’apprendrais que signer ce document équivaut à une reconnaissance de culpabilité, chose dont elle ne m’avait pas prévenu. Je lui dit alors que tout cela me semble plus que disproportionné et elle me répond que je n’avais pas à être en manifestation. Pour elle, tout cela doit être pour moi une leçon et l’occasion de trouver une vraie activité.
Tout du long, la déléguée du procureur n’a cessé de me faire la morale sur les manifestations, leurs utilités, sur la réforme des retraites, sur mes études ou encore mes choix de vie. J’ai le sentiment que cette représentante de la justice a abusé de ma situation, de ma vulnérabilité, une vulnérabilité qui s’est aggravée à chacune des 60 heures de ma privation de liberté.
Au terme de cette audition, je me rends compte qu’en réalité elle n’était pas au fait des charges retenues contre moi – elle me reproche d’avoir commis des dégradations –, avant de déclarer qu’elle sait bien que je n’ai rien brûlé. En partant, elle m’invite à me désinfecter en rentrant chez moi, car certains ici ont certainement la gale.
Je suis libéré et rejoins mon avocat, qui se trouvait en robe devant la sortie du dépôt, et qui me dit alors qu’il attend de me rejoindre pour mon audition. Quand je lui dis que j’en sors, il comprend aussitôt qu’il vient lui aussi d’être dupé par la déléguée du procureur qui ne l’a fait appeler par le greffe qu’une fois l’audition terminée. On m’a donc privé de mon droit à une audition équitable et à un avocat.
Aujourd’hui, quelques jours après ces événements, j’ai le sentiment d’être en position de vulnérabilité face aux rouages du système, sentiment qui n’a que très peu de chance de s’estomper. Ce système policier/judiciaire a toute la latitude pour nous réduire et nous écraser, que l’on soit innocent ou pas – ce ne semble pas être ce qui compte.
Manifester, est-ce antirépublicain ?
Au-delà de l’abus de pouvoir, la nature de la sanction en elle-même interroge. Après tout, un stage de citoyenneté, ce n’est pas anodin. Par curiosité, je suis allé jeter un coup d’œil, pour découvrir ce qu’on allait m’y enseigner. Ce seront les valeurs républicaines. Car oui, en manifestant, je suis visiblement allé à l’encontre de celles-ci. Il apparaît qu’à la suite d’une manifestation où j’ai exprimé des opinions politiques contraires à ceux de la représentante de la justice, j’ai donc gagné le droit de me voir inculquer les valeurs de la République. On peut donc tous légitimement se demander s’il nous est permis d’exprimer librement ses désaccords politiques avec le pouvoir en place, sans prendre le risque de se voir imposer un stage de rééducation.
Enfin, je n’oublie pas non plus mon B1, ni mon avertissement pénal probatoire, car oui, me voilà l’heureux détenteur d’un casier judiciaire. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit. Mon avocat m’informera que c’est faux. Pourtant, subsistera dans les nombreux logiciels de la justice, consultés en cas de nouvelles poursuites, une supposée reconnaissance de ma culpabilité que je n’ai jamais faite. Tout cela prend doucement la forme d’une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Dorénavant, si je me décide à faire usage de mon droit à manifester, je dois le faire en toute connaissance de cause. Par-là, j’entends prendre la mesure des risques dans le cas où je ferais de nouveau face à la justice à la suite d’une manifestation. Là encore, mon innocence ne me suffira pas. J’y vois une stratégie des plus insidieuses pour nous décourager à disposer librement de nos droits, et j’y vois une justice mise au service d’une répression morale et politique.
J’ai beau être libre, quelque chose s’est brisé. Mon innocence n’a pas suffi. Aujourd’hui j’ai peur de retourner en manifestation, peur d’avoir à nouveau à faire à des policiers, ne serait-ce que dans la rue. Si j’avais bien entendu déjà peur d’être blessé, peur d’être arrêté, je n’avais pour autant pas peur d’être injustement accusé et de voir mes droits bafoués, de subir un traitement abusif de la part des forces de l’ordre et d’une représentante de la justice, sur la base de fausses déclarations et de mes opinions politiques. Mon innocence ne m’a pas protégé des abus de pouvoir, mes droits non plus et ce, dans cet État de droit qu’est censé être la France. De surcroît, il n’est pas certain que je puisse le faire reconnaître par la justice.
Comme un arabe en France
En somme, j’ai peur – et c’est l’émotion qui prédomine, avec le sentiment d’avoir subi un traitement profondément injuste et discriminant. Si j’avais bien sûr déjà peur de la police, et peu de confiance en la justice, ce qui semble aller de soi quand on est un arabe comme moi, ce sentiment prend maintenant une dimension bien plus tangible. J’en ai peur dans ma chair, et cette peur je la partage avec ma mère, elle qui m’a appris dès le plus jeune âge de faire attention à la police, de ne jamais lui donner l’occasion de s’en prendre à nous, et qui ne s’imagine plus ne serait-ce que me voir retourner manifester ou sortir le soir sans s’inquiéter.
Cette peur, je la regrette et elle m’attriste. Après tout, les manifestations, les espaces de révoltes étaient de ces rares interstices où je pouvais me sentir bien entouré, en sécurité, et ce non pas vis-à-vis de la police, mais vis-à-vis de mon identité. Pour moi, ce sont des espaces où l’on peut tenter d’exister inconditionnellement de son identité, et si je pensais qu’un jour je devais avoir à faire la police dans ce cadre, ce serait de manière indistincte, et non pas en tant que personne racisée. Finalement, ça n’a pas été le cas.
Aussi, je crois pouvoir dire que rien n’a changé depuis l’époque de nos parents et ce n’est pas une révélation. On a beau avoir appris à « bien » parler, fait des études, bien présenter, etc., ce ne sera jamais assez. Les représentants du système conservent tout pouvoir pour nous renvoyer à l’image qu’ils peuvent avoir de de nous. Ces gens peuvent et ont abusé de leurs positions d’autorité sur moi, sur nous, pour nous déshumaniser et tenter de nous ôter toute dignité.
Après tout cela, comment peuvent-ils venir nous demander d’aimer la police républicaine, celle-là même qui est prête à mentir ? Comment nous demander de faire confiance en la justice, celle-là même qui abuse de nous ? Comment nous demander d’aimer la France, celle-là même qui s’est attaquée à nos parents, avant de s’attaquer à nous ? Comment croire au pacte républicain, quand celui-ci nous refuse les mêmes droits, aussi bien aux personnes racisées, qu’à l’ensemble des minorités, à ceux qui n’ont rien, et aux révoltés.
Alors que je me demande comment passer à autre chose, la seule envie qui m’anime à cet instant, c’est la révolte. Me révolter contre ce qui m’est arrivé. Me révolter contre ce système policier discriminant et raciste. Contre le système judiciaire qui broie dans ses rouages des personnes qui ne demande qu’à exprimer une opinion, qui plus est juste et légitime. Me révolter pour me dire qu’à la fin, il ne reste pas rien.
Si j’ai tenu à écrire et à témoigner de ce qui m’est arrivé, c’est, je crois, avant tout pour extérioriser. Pour évacuer et pour qu’il en reste une trace. Pour ne pas passer à autre chose, car je me refuse à passer à autre chose. Je veux rester en colère, pour conserver cette intégrité que l’on cherche à nous ôter. De mon côté, je me refuse à ne pas mener de combat, car si je le faisais, alors je perdrais moi aussi. Nous perdrions tous à ne pas nous révolter.
Je tiens à apporter mon soutien à toutes les personnes qui ont, comme moi, tenu à manifester, à se battre pour un monde plus juste, et qui ont été injustement vu privée de leurs droits. Soutien à tous les gardés à vue, à toutes celles et ceux qui se voient poursuivis, à celles et ceux qui ont subi des violences policières, soutien à tous les révoltés, et à tous les travailleurs. Je tiens aussi à remercier mes avocats, ma mère, mes amis, et tous les co-gardés à vue avec qui j’ai été.
Aniss, étudiant en master de Science politique à Panthéon Sorbonne, parcours PCAMO
Portfolio
[1] Le moment où l’on coupe le jeûne en fin de journée pendant le ramadan.